jeudi 29 mai 2025

Les Serbes ont besoin d'amour

On redémarre le blog avec un post dont le "bisounoursisme" est totalement assumé. Ce post en effet, parle d'amour, de tendresse, de bienveillance, et d'empathie. Et d'ailleurs, il a été écrit avec amour. Allez bisous et bonne lecture !



Ce qui se passe en Serbie depuis novembre dernier est extraordinaire à de nombreux égards. On n'avait pas vu un mouvement d'une telle ampleur en ex-Yougoslavie, depuis les manifestations de masse en Bosnie-Herzégovine de 2013, marquées notamment, comme actuellement en Serbie, par des pratiques de démocratie directe (mise en place de plénums), et un dépassement des fractures, sociales, ethniques, générationnelles, voire politiques.

Le mouvement serbe contredit, comme en 2013 en Bosnie-Herzégovine, le cliché de l'apathie et du fatalisme, mais aussi celui qui présente les Balkaniques comme des gens bordéliques, roublards, primitifs et retardés, congénitalement incapables de s'organiser et de se structurer, et immatures pour ces produits politiques de luxe que sont la démocratie, le débat républicain, la tolérance et le partage.

La façon dont les étudiants serbes, qui mènent le mouvement depuis le début, s'organisent, délibèrent, encadrent les manifestations, font preuve de créativité, ainsi que leur refus de toute violence, verbale ou physique, force le respect et donne un bel exemple de lutte digne, inventive, courageuse et fédératrice.

Il y a de nombreuses grilles de lecture et angles d'analyse de ce vaste et extraordinaire mouvement qui rassemble aujourd'hui de nombreux pans de la société serbe. Il faudrait de nombreux posts de blog pour le décortiquer en profondeur.

J'aimerais aujourd'hui revenir sur quelques aspects particuliers qui me semblent essentiels.

Depuis que le mouvement a démarré, et à chaque manifestation ou action menée, on assiste à de nombreuses scènes d'embrassades, de tendresse, d'amour. Des inconnus se prennent et se serrent dans les bras de longues minutes. Des gens se prennent par la main. Dans les villages où passent les étudiants, des vieilles paysannes viennent leur donner à manger et les embrasser (une des actions du mouvement a été de parcourir le pays de long en large, souvent à pied, pour sensibiliser toute la population). On se parle. On se sourit. On se salue. On s'entraide. On fait en sorte que tout se passe bien.


On pleure aussi, à chaque fois, beaucoup, longuement, ensemble. Ce n'est pas de la tristesse, ou pas que. Il y a la tristesse de toutes ces années perdues, mais aussi de la joie face à ce qui se passe, ainsi que plein d'émotions contenues, réprimées, pendant plusieurs décennies.
Et dans la toujours virile et patriarcale Serbie, on voit d'ailleurs même des grands gaillards pleurer et prendre leurs semblables, hommes ou femmes, dans leurs bras, et personne ne se moque d'eux.


Mais il n'y a pas que ça.

Dans le Sandzak, région du sud de la Serbie où vit une forte communauté bosniaque musulmane, les étudiants de l'université du chef-lieu Novi Pazar (majoritairement musulmans, donc) se sont joints au mouvement de leurs homologues du reste de la Serbie. On a vu des scènes jusque là inédites, d'étudiants priant publiquement côte à côte pour les victimes de l'accident de la gare de Novi Sad, les uns selon le rite orthodoxe, les autres selon le rite musulman. A Niš, les étudiants "orthodoxes" ont préparé un repas de rupture du jeun du Ramadan pour leurs collègues venus de Novi Pazar pour leur prêter main forte. Dans une vidéo que j'ai vu passer, une étudiante de Niš explique en toute simplicité : "c'est leur religion, on la respecte, où est le problème ?". En Šumadija, région semi-rurale au sud de Belgrade, on a cuisiné des repas halal pour les mêmes étudiants du Sandžak. Enfin, ceux-ci sont montés à Belgrade le week-end de Pâques pour relever leurs camarades locaux en train de bloquer la RTS, la télévision publique serbe (aux ordres du pouvoir), afin que ceux-ci puissent célébrer cette fête en famille ou à l'église.

A cette occasion, un vétéran de la guerre en Bosnie-Herzégovine, aujourd'hui invalide, est venu les saluer par un "Salam Aleikum", là aussi totalement inédit dans l'espace public serbe jusque là.
L'homme a ensuite expliqué qu'il tenait à soutenir le blocage de la RTS parce qu'au début des années 90, alors qu'il avait à peine 21 ans, il avait cru à la propagande de cette télévision, qui disait qu'en Bosnie-Herzégovine se créait un Etat islamique, qu'il fallait combattre les "Balije" (terme péjoratif envers les musulmans), que les Serbes sur place étaient en danger. C'est ce qui l'avait poussé à s'engager

"Nous étions convaincus de défendre une cause juste, mais aujourd'hui nous savons que nous avons cru à des mensonges. La RTS était l'épicentre de cette machinerie du mal qui a divisé les gens et séduit des générations entières", a-t-il dit.
 
L'homme a ensuite poursuivi en disant qu'il était fier d'être vétéran, pas en raison de sa participation à la guerre, mais parce que lui et de nombreux vétérans (présents à ses côtés) soutiennent les étudiants en lutte. Il a terminé en s'adressant aux parents des étudiants bosniaques : "ne craignez rien pour vos enfants [qui sont ici à Belgrade]. Il n'y a plus désormais vos enfants et nos enfants. Ce sont tous aujourd'hui nos enfants". On en pleurerait tellement c'est fort !

Il fallait un sacré courage pour venir faire son autocritique, accepter de reconnaître en public qu'on s'était trompé et qu'on s'était fait manipuler, avant d'envoyer un message de paix et de fraternité, qui tourne le dos au nationalisme !


En Voïvodine, dans le nord de la Serbie, les Hongrois (minorité la plus importante) sont aussi impliqués dans la lutte, alors qu'ils ont subi de nombreuses vexations et intimidations au cours des dernières décennies, et que par ailleurs, Viktor Orban et le Jobbik cherchent à les manipuler et à instrumentaliser leurs craintes et frustrations. A Subotica, ville frontalière de la Hongrie, un comédien magyarophone du théâtre local s'est exprimé lors d'une manifestation, en hongrois, devant la foule, d'ailleurs nombreuse à comprendre ce qu'il disait au vu des applaudissements à des moments clés de son discours : l'homme a dit qu'il se sentait chez lui en Serbie, qu'il ne voulait pas partir (de nombreux Hongrois de Serbie ont émigré en Hongrie depuis 30 ans) et qu'il voulait vivre dans un pays sans peur ni corruption (je cite de mémoire). Une telle prise de parole publique en hongrois, c'était rare là-aussi jusque là, les minorités étant plus ou moins priées de ne pas trop s'affirmer avec leurs langues et cultures.

Des étudiants roms à Belgrade 
lors de la grande manifestation du 15 mars.
Sur la pancarte : "Les Roms ne sont pas des ćaci !!!"
(surnom des supporters du régime) 

Certes, les Albanais de la vallée de Preševo (proche du Kosovo) ne se sont pas joints au mouvement, et j'ignore si ailleurs en Serbie, ils s'y sont impliqués. C'est regrettable sans doute, mais compréhensible : les blessures, les rancoeurs et la méfiance mutuelles sont encore là. Elles mettront du temps à s'estomper. Et puis, on voit mal les Albanais de Serbie défiler avec des types qui portent des drapeaux où le territoire du Kosovo figure barré de la mention "Nema predaje" ("Aucune reddition") et d'autres avec des drapeaux russes ou des tee-shirts "Sloboda ili smrt" ("La liberté ou la mort"), la devise des tristement célèbres tchetniks.

Parce que, oui, il y a ça aussi, parmi les manifestants ! Ca ne me réjouit pas et c'est à surveiller, mais, sans minimiser cette part d'ombre de la révolte actuelle, précisons quand même qu'elle ne constitue pas, de ce que j'en observe et de ce que me disent des témoignages de première main, une lame de fond.

Le mouvement en cours n'est bien-sûr pas parfait, il ne résoudra pas tout, et il possède ses contradictions et ses brebis galeuses. J'y reviendrai sans doute plus en détail ultérieurement.

En attendant, que nous disent ces larmes, ces émotions, ces embrassades, ces marques de tendresse, ainsi que ce dépassement des fractures ethnico-religieuses ? 


Revenons d'abord sur ces dernières : jusqu'à présent, ce qui dominait en Serbie, comme conception de la "nationalité" (au sens à la fois "identitaire" mais aussi administratif), c'était l'idée qu'on était serbe parce qu'on était orthodoxe. Quand je dis "orthodoxe", cela ne signifie pas que tous les Serbes sont croyants ou pratiquants. On peut être athée, mais être orthodoxe de culture ou de tradition. De la même façon, un Bosniaque est musulman, par foi, pratique ou par culture (s'il est athée). Cette conception ethnico-religieuse de la nationalité est celle qui est revendiquée et affirmée par le pouvoir en place, ainsi que par la très (trop) influente église orthodoxe serbe, avec un accent ferme sur la foi et une pratique religieuse docile (être athée, ou croyant critique, est au mieux mal vu).

Or, à cette définition ethnico-religieuse de la nationalité, le mouvement en cours est en train d'opposer et de formuler une nouvelle conception, citoyenne, républicaine, où la nationalité s'appuie sur un socle de valeurs partagées et un horizon commun, au delà des différences de religion, d'ethnie, de milieu social et d'opinions politiques. C'est très fort, et cette vision nouvelle, si elle parvient à conforter sa place dans les esprits, va indéniablement changer en profondeur la vision qu'auront les citoyens de la société, de son organisation et de ses aspirations.

Bref, c'est une révolution des esprits et des consciences qui est à l'oeuvre, qui fera que plus rien ne sera comme avant, et que les tentatives de division du pouvoir sur des bases ethnico-religieuses ne prendront plus, ou en tout cas beaucoup moins qu'avant.


Quant à ces larmes versées, et à ces expressions de tendresse et d'affection, elles décrivent quelque chose de tout aussi fort, et de tout aussi indélébile pour la suite.

Au delà des demandes politiques du mouvement, c'est tout un pays qui est en train de vivre un moment de thérapie collective, de catharsis, un dépassement en commun et à grande échelle des traumatismes, des frustrations et de la honte qui l'habite. Car être serbe, depuis plus de trois décennies, c'est souvent avoir honte. Une honte plurielle et composite. Il y a la honte liée à la prise de conscience, de plus en plus large, que les guerres des années 90 ont été des choix cyniques et erronés, que l'on s'est fait avoir, manipuler, comme en témoigne les propos du vétéran devant la RTS. Il y a la honte des crimes commis et des non-dits qui demeurent sur ceux-ci. Il y aussi la honte de n'avoir rien fait pendant des années, ou de n'avoir pas réussi à changer quoi que ce soit. La honte de la corruption et de vivre dans un Etat dysfonctionnel. La honte de la vulgarité et de la bêtise qui s'expriment dans les rapports sociaux ou dans les médias. La honte de la violence, latente ou réelle, qui habite la société, toujours à fleur de peau. La honte d'être pauvre et sans perspectives. Et la honte de voir les jeunes et les diplômés partir tenter leur chance à l'étranger, parce qu'ils étouffent, ne s'en sortent pas, ou parce qu'ils y trouveront de meilleures perspectives.

Toutes ces hontes ne se retrouvent pas forcément de la même manière chez tout le monde, et ne se recoupent pas toujours entre elles, mais elles habitent la société serbe de longue date. Et cette honte est vectrice d'autodénigrement, d'autoflagellation et de haine de soi.

Alors, quand des jeunes étudiants se lèvent et prennent la révolte en main, s'organisent de façon méticuleuse et créative, débattent entre eux dans le respect des opinions de tous, revendiquent une non-violence viscérale et qu'ils réhabilitent la bienveillance, l'empathie et l'altruisme, c'est tout un pays qui est en train de retrouver l'estime de soi, en réalité une "estime de soi nationale", qui n'est ni du chauvinisme ni du nationalisme, mais simplement le fait de pouvoir se revendiquer de quelque chose de positif en tant que Serbe, de pouvoir voyager ou interagir avec des étrangers en se disant "je ne viens pas d'un pays de merde!".


C'est une véritable renaissance, sur de nouvelles bases, d'une société qui était meurtrie, disloquée, comateuse, et se sentant dériver sans horizon. Les étudiants ont redonné espoir et dignité à la société serbe. Leur révolte "tranquille" et presque "bien élevée", dans la forme, mais offensive et déterminée dans l'action, est en train de réconcilier les Serbes avec eux-mêmes. Et s'ils se réconcilient avec eux-mêmes, alors, demain, ils pourront sans doute se réconcilier avec les autres. 

En résumé et en conclusion, si les Serbes ont besoin d'un Etat de droit fonctionnel et d'une démocratie effective, je crois qu'ils ont aussi besoin d'amour : de l'amour de soi, qui permet de reprendre confiance et de se reconstruire, et de l'amour des autres, qui permet de se sentir accepté et valorisé pour ce qu'on est. L'amour qui permet de donner et l'amour qui permet de recevoir.

Alors, donnons leur nous aussi un peu de notre amour, et acceptons leur main tendue au monde en soutenant leur combat !



Nota bene : la photo qui ouvre le post a été prise à Novi Pazar, le 12 avril dernier, lors d'une manifestation d'étudiants venus de toute la Serbie. Le gilet jaune de la jeune femme portant un voile témoigne du fait qu'elle fait partie du comité local d'organisation de la manifestation. En effet, dans toutes les manifestations, depuis le début du mouvement étudiant, les organisateurs portent un gilet jaune avec leur fonction écrite au dos : service d'ordre, accueil, etc. Ce afin qu'on puisse s'adresser à eux si besoin au cours d'une action. La jeune femme de dos porte enroulé le drapeau serbe. Cette image est devenue virale et a fait le tour des réseaux sociaux et de nombreux médias. (Auteur/-trice inconnu/-e). Les autres photos qui illustrent le post sont tirées de nombreuses manifestations à travers la Serbie, et ont été prélevées sur les réseaux sociaux.




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