De l'autre côté, ce sont depuis hier les images des fans de Thompson à Zagreb qui envahissent mon mur. Le chanteur, marqué à l'extrême-droite croate, est en concert ce soir à l'Hippodrome de la capitale, pour "le plus grand concert du monde", d'après ses promoteurs, puisqu'il devrait accueillir entre 450 000 et 500 000 personnes (pour info, la Croatie a environ 3,8 millions d'habitants, et Zagreb environ 1 million...je vous laisse faire les pourcentages). Un record, comme on les aime en Croatie, où tout ce qui fait parler du pays est bon à prendre : les victoires de l'équipe nationale au foot, le succès de Baby Lasagne à l'Eurovision, le tourisme de masse (qui étouffe la Dalmatie), le festival techno "Ultra" à Split (qui terrorise les poissons avec ses basses, entre autres nuisances), et donc, le sold-out de Thompson ce soir, qui, d'après certains, entrera dans le livre des records !
Photo (c) Index / Agence Pixsell
Et depuis hier, nous avons droit aux nombreuses images des fans de Thompson, venus de toute la Croatie, mais aussi de Bosnie-Herzégovine, d'Allemagne, d'Autriche, et de plus loin encore, pour participer à la grande messe de ce soir. Nous découvrons en temps réel leur main basse sur la ville, envahissant places, rues et cafés, leurs libations éthyliques, et bien-sûr leurs tours de chants. Des chansons de Thompson, ou mieux encore, des odes aux régime oustachi et à ses leaders de sinistres mémoires, entonnées en pleine rue. On rappellera au passage que la brutalité des Oustachis envers les Serbes, les Juifs, les Roms et les opposants croates, était d'une telle ampleur qu'elle choquait même leurs alliés nazis.
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Nous voyons les bras levés, les gens hurlant "Za Dom Spremni" ("Prêts pour la patrie/le foyer", slogan oustachi équivalent du "Sieg Heil !" des nazis), les tee-shirts, bérets et drapeaux dévoilant tout l'éventail des délires du nationalisme croate, des prétentions territoriales sur l'Herzégovine à la glorification de l'opération Oluja, des devises comme "Dieu et les Croates" aux slogans comme "La Croatie avant tout". Il y a beaucoup de jeunes, et le pire est que certains ont vraiment des têtes sympas. Le genre de personnes avec qui on pourrait facilement taper la conversation.
Beaucoup de femmes et de filles aussi, ce qui permet ça et là un peu de fétichisme SM fascistoïde, pour ceux qui fantasment sur les femmes en uniforme. Enfin, on vient en famille pour voir la star du rock nationaliste.
Pour que ce grand raout puisse avoir lieu dans les conditions de sécurité les plus optimales, la ville est en partie bloquée, comme pour un grand sommet international. Des artères sont fermées. La police est présente partout. Des bouchons ont lieu depuis hier sur les autoroutes croates, trains et bus ont été pris d'assaut. Certaines (rares) voix critiques parlent - à raison - d'une ville en état de siège. Autre signe, les salles de concerts sont fermées ce soir à Zagreb. Leurs équipes sont-elles au concert de Thompson ? Peut-être mais pas sûr non plus. On en doute par exemple pour la Mocvara, salle alternative plutôt de gauche, LGBTIQ friendly et non nationaliste. Mais sans doute ces lieux ne veulent rien risquer en termes de sécurité ...ou de faible fréquentation. Seul village gaulois, une brasserie artisanale accueille un festival punk ce soir. Bravo à ces courageux irréductibles !
En Serbie, les villes sont aussi bloquées. Mais pas pour les mêmes raisons. D'un côté, nous avons des citoyens qui semblent avoir mûri et tiré certaines leçons du passé, et qui, en tout cas, aspirent à transformer leur pays et à lui redonner un avenir. Leur mode de réflexion et d'action est transversal, horizontal, non-violent, participatif, démocratique, créatif, tolérant envers les autres communautés du pays et les autres opinions politiques.
"Bog i Hrvati", "Dieu et les Croates", une des devises du régime oustachi.
L'abrégé BIH de cette formule est aussi l'abrégé de Bosna i Hercegovina (Bosnie-Herzégovine), ce qui peut être une allusion aux prétentions territoriales des nationalistes croates sur ce pays.
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De l'autre côté, nous avons un public dont la boussole politique et historique est bloquée entre le Régime Oustachi et la Guerre d'Indépendance de 1991 à 1995, cette dernière étant l'objet d'un fétichisme aussi morbide qu'agressif, comme si elle devait se poursuivre éternellement. Leurs valeurs sont conservatrices, autoritaires, intolérantes. Leur projet est un Etat pur religieusement, ethniquement, et politiquement. Objectif partiellement atteint, d'où le culte de la guerre pour suggérer la nécessité de la poursuivre.
Des deux côtés, il y a des sourires, des rires, de la fête, de la communion. Mais l'intention derrières ces expressions de joie n'est pas la même. En Serbie, c'est l'espoir que la lutte mènera à un Etat de droit et à une vie meilleure pour tous, sans exceptions. A Zagreb, c'est une démonstration de force qui s'exprime dans une sorte de fascisme "normal", tranquille, joyeux et festif, à vivre en famille et entre amis.
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Les responsables de cette situation pathétique et inquiétante sont nombreux, et il faudrait un post dédié pour les lister et les analyser. Mais on pointera ici néanmoins le rôle, particulièrement délétère, de la majorité des médias croates, qui - sauf exceptions (quelques médias indépendants et de niches) - ont traité cette actualité depuis des mois comme s'il s'agissait du concert d'un Elton John ou d'un U2, au mépris de tout recul et esprit critique, et avec parfois une excitation et un enthousiasme à peine voilés. Les rares réserves, quand il y en a eu, ont été exprimées sur les conditions d'accueil du public, les prix exorbitants des boissons et sandwichs et autre nécessité de payer uniquement par carte bancaire (dans un pays très inquiet, à raison, de la digitalisation de l'argent). Mais le pire a été cette foule d'articles d'éditocrates qui ont expliqué à nous, qui avons des états d'âmes, qu'une partie du public de Thompson n'était pas forcément fasciste ni nationaliste (ce qui est vrai, mais est-ce rassurant ?), que nous n'avions que mépris pour ce public, souvent pauvre et provincial (vieux refrain pseudo anti-élitiste), que nous n'avions pas compris ce qu'était le phénomène Thompson (mais si, on a compris !), que l'artiste ne chantait plus les chansons les plus problématiques (ce qui est en partie faux), etc. J'ai presque tout lu de ces brûlots, et certes, tout n'était pas toujours à jeter dans certaines analyses (j'y reviendrai peut-être ultérieurement). Néanmoins, on frôlait parfois la réhabilitation plutôt que le décryptage.
Parmi ces entreprises de réhabilitation, on retrouvait aussi cette vieille mantra, ligne de défense de Thompson et de ses fans depuis ses débuts : celle qui affirme que l'artiste et son public ne sont avant tout que de braves patriotes ("Domoljub" en VO). Une confusion volontaire entre patriotisme et nationalisme.
Je pense qu'il y a plus de véritables et respectables patriotes parmi ceux qui bloquent actuellement les villes et villages de Serbie, que chez ceux qui bloquent aujourd'hui Zagreb (même si, n'idéalisons pas, il y a aussi des brebis galeuses nationalistes dans le mouvement en cours en Serbie...).
Voici en tout cas deux visages de l'ex-Yougoslavie à cet instant T : deux visions, deux perspectives, deux directions. La lutte contre une forme de fascisme longtemps subi, ou le fascisme consenti et autosatisfait. Deux salles, deux ambiances.
Pour conclure et éviter toute généralisation, n'oublions pas les centaines de milliers de Croates qui ne vont pas au concert de Thompson, et qui en désapprouvent même la tenue. Pensons à eux, car leur vie doit être étouffante, particulièrement ce week-end !
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