C'est sur son profil facebook que j'ai découvert, avec stupéfaction, son post faisant état de la façon dont le quotidien Le Monde traite des trente ans du génocide de Srebrenica, que nous avons commémoré avant hier. On y découvre en effet que Le Monde titre "Alerte et condamnations : la justice internationale face au "génocide" de Srebrenica" (photo ci-contre).
Vous avez bien vu, le mot génocide est mis entre guillemets, et quand on met des guillemets, c'est pour indiquer que l'on cite quelqu'un d'autre, ou que l'on emploie une expression, une formule, qu'il peut s'agir d'un second degré ou d'une mise à distance. Donc ici, ce terme de génocide entre guillemets est la citation de quelqu'un d'autre, ou une formulation, et ce que suggèrent ces guillemets dans un titre du "grand quotidien de référence français", c'est que cette formule n'est peut-être pas celle à laquelle adhère l'autrice de l'article (Stéphanie Maupas, dont j'apprends qu'elle est très remontée contre la justice internationale). C'est l'expression d'un doute, d'un scepticisme, d'un relativisme, ou d'une mise à distance, face à ce mot. On rappellera ici que le génocide de Srebrenica a été prononcé en ces termes par le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Le terme n'est pas un mot employé, à l'emporte pièce, dans une discussion de bistrot virtuel ou réel sur un sujet d'actualité. C'est un jugement clair et net de l'institution qui a été mise en place pour juger les crimes perpétrés durant les guerres en Yougoslavie.
Je ne suis pas abonné au Monde, et je le lis d'ailleurs de moins en moins, parce que je pense qu'il n'est plus ce grand quotidien de référence, si tant est qu'il l'ait été (d'où les guillemets, ironiques et sceptiques, ci-dessus). Ou alors, ses références ne sont plus les miennes. Je le trouve de plus en plus vieux jeu, plan-plan, assis sur ses lauriers, convenu, (petit) bourgeois et conservateur, par exemple dans sa manière de ne quasiment jamais questionner le dogme néo-libéral, et les mutations de celui-ci en une forme de fanatisme/autoritarisme socio-économique inquiétant...
Tout ça pour dire que je n'ai pas lu les articles consacrés au "génocide" de Srebrenica entre guillemets (ils étaient réservés aux abonnés), et que je ne les commenterai de fait pas directement. Aline Cateux nous apprend cependant qu'on y donne la parole "aux bourreaux, [qu'on entend] le point de vue des négationnistes, jusqu'à oublier de rappeler les faits et de dire qui sera enterré [sur place le jour des commémorations]". Et comme je le disais plus haut, j'ai confiance dans son avis.
Je comprends par cette description que les articles donnent à lire ce que l'on appelle volontiers, dans la presse, le discours politique ou même le langage courant, "le point de vue serbe" sur ces tragiques événements. Je mets des guillemets parce que ce "point de vue serbe" est présenté comme tel, partout où il est retranscrit. C'est en réalité le point de vue des autorités de Republika Srpska, l'entité de Bosnie-Herzégovine qui entérine les prises de guerre territoriales serbes du conflit bosnien (dont Srebrenica), et c'est le point de vue des autorités et d'une part notable de la classe politique de la République de Serbie. C'est le point de vue des nationalistes serbes, et c'est enfin le point de vue de certains citoyens serbes de Bosnie-Herzégovine et de Serbie, même si on trouve des Serbes qui récusent ce "point de vue".
Ce dernier aspect rappelle la dimension problématique de cette formulation, qui généralise et essentialise, et qui par ailleurs confond positions politiques et comportement des populations. Il serait par exemple beaucoup plus exacte de dire "le point de vue nationaliste serbe"...
Que dit-il, ce "point de vue serbe", réel ou supposé ? A vrai dire, il oscille. Ca a commencé par du négationnisme pur et simple, qui a dit, pour schématiser : "Il ne s'est rien passé à Srebrenica. C'était la guerre, et dans la guerre, il y a des morts". On entend aussi la thèse que l'enclave, avant sa "libération", était un califat fondamentaliste, et que les Bosniaques furent finalement ravis de l'arrivée des troupes serbes. Le jour où l'enclave tombe aux mains des forces serbes, un sujet du journal de la télévision de Republika Srpska montre d'ailleurs le témoignage d'un musulman, évidemment forcé (l'homme est entouré de militaires armés, et l'interview ressemble plutôt à un interrogatoire musclé), déclarant sa joie d'être libre, et attestant que "tout le monde est bien traité".
Mais ces positions négationnistes sont devenues de plus en plus difficile à tenir au fil du temps. Et les ténors politiques de Serbie, se piquant - par intérêt - de se donner une respectabilité nouvelle auprès des occidentaux, un nouveau "point de vue" a vu le jour, cohabitant avec le "point de vue" négationniste.
Ce point de vue, c'est celui du "strašan zločin", le "crime terrible". C'est la formule qui circule, avec des succès certains, et qui est particulièrement efficace, parce qu'elle permet de donner l'impression que la Serbie, quand même, fait amende honorable, et reconnaît qu'elle a fait une saloperie. En fait, plus que de saloperie, les tenants du "strašan zločin" présentent volontiers ce qui a été commis à Srebrenica comme une "erreur" ("greška" dans le parler de Serbie, "griješka" dans celui de Bosnie-Herzégovine). Oui, une erreur. Ce qui possède aussi son pesant de relativisme, car une erreur, c'est juste un mauvais choix, une mauvais pioche, et "l'erreur" ne remet pas en cause tout l'environnement nationaliste et xénophobe qui a conduit au crime... En tout cas, à aucun moment n'est reconnue la notion, juridique, prononcée par le TPIY, de génocide. Et ce "crime", s'il est "terrible", n'est cependant pas un génocide. Donc la formule, tout en reconnaissant en partie l'horreur, minimise la gravité et l'intention de cette horreur. Elle oppose aussi une qualification morale, un ressenti, une opinion en quelque sorte, à une qualification juridique, un jugement, basé sur des faits et leur interprétation par la justice.
Le concept de "strašan zločin" s'accompagne de tout un éventail de formules relativistes, comme la fameuse phrase : "les torts sont partagés, tout le monde a commis des crimes dans cette guerre, il y a des victimes de tous les côtés". Formule là-aussi très efficace, puisqu'elle s'appuie sur un postulat parfaitement exact et incontestable. Il y a bien eu des crimes de guerre commis de tous les côtés. Sauf que quand on a dit ça, en réalité, on n'a rien dit, parce qu'on ne parle ni de l'échelle des crimes commis, ni des intentions derrière ces crimes, ni des responsabilités, ni de la différence entre agression et réponse à cette agression, des marqueurs que qualifie précisément la notion de génocide.
"Strašan zločin" vs génocide, cas d'école :
En 2021, un journaliste de l'agence serbe Tanjug réalise à Sarajevo un entretien avec Željko Komšić, l'un des présidents, croate, de la Bosnie-Herzégovine (la présidence collégiale doit inclure un Serbe, un Bosniaque et un Croate), une personnalité politique non nationaliste et attachée à l'unité de la Bosnie-Herzégovine. L'interview est conflictuelle, mais se déroule néanmoins de façon courtoise. Le ton monte lorsque le journaliste aborde la question d'un élargissement des compétences de la Republika Srpska [au détriment des compétences de l'Etat bosnien].
Transcription du dialogue :
- Komšić : de quoi parle-t-on ? A quoi cela nous mène-t-il ? A ce que Dodik [l'homme fort de la Republika Srpska] recrée une armée de la Republika Srpska qui reprendra la tradition de l'Armée de Republika Srpska [celle du temps de la guerre], celle qui a perpétré un génocide à Srebrenica ?
- Le journaliste : des crimes ont été commis des deux côtés.
- Komšić : des crimes ont été commis. Le crime de génocide a été prononcé contre l'armée et la police de Republika Srpska. Il y a eu des crimes dans tous les cas. Mais avec une différence dans la gravité de ces crimes. Et cela, ce n'est pas nous qui vous l'avons dit, mais le TPIY.
- Le journaliste: dans ce sens, il y a des victimes d'un côté, mais aussi de l'autre côté...
- Komšić: Toutes les victimes sont innocentes et équivalentes pour moi, mais un génocide, c'est un génocide. On ne peut pas discuter de cela. Si nous sommes un tant soit peu humains. Mais si on veut manipuler cette question, c'est un jeu dans lequel on peut entrer.
- Le journaliste : Les manipulations ne sont pas nécessaires ici.
- Komšić: Un génocide est un génocide. Etes vous d'accord ? C'est comme ça que ça a été jugé.
- Le journaliste : Moi je ne serai pas d'accord avec cette constatation.
- Komšić : Et pourquoi vous ne seriez pas d'accord avec cette constatation ?
- Le journaliste : mon avis importe si peu, en fait.
- Komšić: Si si... il importe beaucoup. Pourquoi vous ne seriez pas d'accord avec cette constatation ?
- Le journaliste: C'est un crime terrible qui a été commis...
- Komšić: Non, un génocide a été commis. C'est ce qui est écrit dans le jugement du TPIY. Un génocide. Ce n'est pas un crime terrible, il y a eu d'autres crimes qui ont été terribles, mais ça, c'est un génocide !
- Le journaliste : C'est votre opinion.
- Komšić: Ce n'est pas mon opinion. C'est ce qui est écrit dans le jugement.
- Le journaliste : ...avec lequel vous êtes d'accord !
- Komšić: Vous ne l'êtes pas ?
- Le journaliste: Moi, je ne suis pas d'accord avec ce jugement.
- Komšić (se lève et se dirige vers la sortie de la pièce) : Alors il va falloir que vous trouviez quelqu'un d'autre pour faire cette interview. Amusez-vous bien à Sarajevo !
Pour terminer cet exposé, une autre rhétorique vient compléter cette minimisation des crimes par les bourreaux et leurs héritiers. C'est le fameux, là encore : "il faut tourner la page, c'est la paix maintenant, et nous les Serbes, nous voulons la paix et la coexistence pacifique". En d'autres termes, celles et ceux qui se battent pour que le génocide soit reconnu, celles et ceux qui réclament justice, et celles et ceux qui recherchent encore leurs proches disparus (parfois rendus introuvables, à cause des dénégations et du refus de ceux qui savent de dire où sont les charniers), ces gens sont accusés de menacer la paix, dans une inversion bien connue des responsabilités.
On rappellera encore une fois que tous les Serbes ne pensent pas ainsi et que de nombreuses initiatives et actions ont vu le jour, en Bosnie-Herzégovine et en Serbie, pour que le génocide soit reconnu et commémoré comme il se doit. A ce titre, et parmi de nombreuses actions commémorant la tragédie cette année, il faut saluer la décision du Zbor (assemblée citoyenne populaire née de la révolte en cours en Serbie) de la ville de Sabac, de commémorer le génocide de Srebrenica, en ces termes, et sans guillemets. Dans son communiqué, le Zbor considère cette reconnaissance du génocide comme "un devoir éthique et politique". Publié sur la page Instagram du Zbor, le communiqué a reçu quelques commentaires insultants, mais aussi beaucoup de félicitations et d'encouragements. Cela reste une goutte d'eau, mais un rubicon a néanmoins été franchi, et ce démocratiquement, puisque cette décision a été votée par les membres du Zbor.
Mais revenons au Monde et à ses guillemets. Voilà un journal qui, par son nom, a affirmé couvrir l'actualité du monde, celui dans lequel nous vivons, et le monde aussi en termes de "pays du monde", la planète. Quand on s'appelle Le Monde, et que l'on met le mot génocide entre guillemets, ce Monde-ci, le journal, dit aussi quelque chose de son monde à lui. La question du monde du Monde, son monde à lui, a été évoquée en partie dans le paragraphe où j'expliquais pourquoi je m'étais détourné de ce journal. Ses guillemets viennent en quelque sorte confirmer cette vision plan-plan, conservatrice, convenue, que j'identifie à titre personnel, comme s'ils marquaient une forme de distance journalistique, celle qui serait le gage de cette fameuse objectivité des médias. "On emploie le mot génocide, mais attention", semble nous suggérer le titre du journal, "cette formule fait débat ou est sujette à caution !". Il manquerait presque l'inénarrable mantra complotiste : "faites vos propres recherches !".
Cette mise à distance ou cette mise en doute, par les guillemets, du Monde, le journal, est aussi, à ce titre, un miroir du monde dans lequel nous vivons. Ce monde où aujourd'hui tout est relatif, tout se vaut, tout peut se discuter, tout est vrai, mais tout est faux aussi. Ce monde où chacun a "son point de vue", "sa vérité", lesquelles sont devenues supérieures aux faits et à leur qualification. Que le "grand journal de référence" cède à ce scepticisme relativiste n'est qu'un signe, parmi d'autres, du relativisme, et des arrangements avec la réalité, qui sont devenus une généralité, une norme. Et c'est pour cette raison que ce que je leur reproche à la base, cette espèce de complaisance sur le dogme néolibéral en vigueur, même si moins grave qu'un génocide, est déjà problématique. Le fanatisme néo-libéral en cours, ce sont des gens qui se retrouvent sans ressources, à la rue, qui ne peuvent pas se soigner ou qui meurent dans des hôpitaux, et c'est une doctrine qui est défendue aujourd'hui de plus en plus par la force et non par le débat.... A partir du moment où on continue de penser que le néo-libéralisme ne pose pas de soucis majeurs, et bien un jour, on peut se dire que le génocide de Srebenica, ce n'était peut-être juste qu'un crime, certes "horrible", mais qu'il faut "tourner la page".
Je n'accuse pas Le Monde de ces intentions, mais ces guillemets sont indéniablement une faute grave.
A l'heure où l'on commémore le génocide de Srebrenica, un autre génocide, à moins que ce ne soit qu'un crime terrible, avec ou sans guillemets,se déroule à "3 heures d'avion de Paris" (vous vous souvenez de cette formule médiatique pour dire combien les guerres de Yougoslavie étaient proches géographiquement ?).
Je relisais d'ailleurs aussi récemment, sur la page facebook de l'Institute For Research Of Genocide (une ONG basée au Canada qui documente le génocide de Srebrenica et lutte contre tout négationnisme ou révisionnisme à son égard), un post (en bosnien) qui revenait sur le mode opératoire des forces serbes commandées par Ratko Mladić pour s'emparer de l'enclave. Basée sur des témoignages d'accusés qui ont accepté de collaborer avec le TPIY et sur des documents de cette ONG, le récit est d'autant plus glaçant que ce que fait l'armée israélienne à Gaza calque, presque point par point, ce qui a été fait pour conquérir Srebrenica : infliger des pertes en masse, épuiser la population moralement, nerveusement et physiquement, l'affamer, provoquer des incidents en son sein, susciter la panique...
Nous ne sommes pas encore arrivés au stade du jugement et donc de la qualification juridique des crimes du gouvernement israélien d'extrême-droite et de son armée. Quand ce jugement arrivera-t-il, s'il arrive un jour ? C'est une vaste question. Mais chaque jour, les éléments à charge s'accumulent, et aujourd'hui, ils commencent à s'accumuler même, quoique dans une forme encore balbutiante, au sein des médias israéliens, de réservistes, et de citoyens ...au delà des cercles intellectuels opposés à la guerre, et des militants locaux pour la paix et le dialogue, qui ont été bien seuls et inaudibles jusque là.
Pourtant, depuis un an, l'horreur de Gaza est tue, minimisée, relativisée, mollement condamnée, alors que l'humanisme, le simple humanisme, celui revendiqué par Željko Komšić dans son interview ("si nous sommes un tant soit peu humains"), recommandait de la dénoncer et d'agir. Elle est mise entre guillemets, avec distance et précaution, avec "chacun sa vérité", avec ces "torts" qui sont "partagés", tout comme d'autres ont mis entre guillemets l'horreur du 7 octobre, l'agression de Poutine, la résistance de l'Ukraine, les crimes de Bachar Al Assad, ou, pour revenir à la Yougosphère et une actualité récente, on met entre guillemets le néo-oustachisme de Thompson et de ses fans. Liste non exhaustive.
Les plus empressés, d'ailleurs, à minimiser l'horreur de Gaza sont les mêmes qui le 11 juillet, à Srebrenica ou depuis leurs bureaux feutrés de quelque capitale, ont formulé de belles déclarations consensuelles, nous refaisant, encore et toujours, le coup du "plus jamais ça".
Nous vivons dans un monde hypocrite, amoral, cynique, violent et brutal. Un monde de merde. Mais heureusement, pour certains il ne l'est qu'entre guillemets.
A écouter : Aline Cateux a réalisé une série de podcasts pour La Série Documentaire sur France Culture. Intégralement consacrés à la Bosnie-Herzégovine, ces quatre émissions de haute qualité et à contre-courant de nombreux angles sur le pays, méritent l'écoute. Pour ce faire, c'est par là.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire