Comme bon nombre de Croates de sa génération, celle qui a dépassé la cinquantaine, mon pote Dalmate, qu'on appellera Dario, a grandi en écoutant du rock yougoslave, qu'il s'agisse de groupes croates, serbes, bosniens, voire slovènes.
Si Dario ne remet pas fondamentalement en cause le bien fondé de l'indépendance de son pays, il est aussi de ceux qui pensent que la Yougoslavie, sans avoir été parfaite, avait des vertus et des qualités, parmi lesquelles cette ouverture culturelle que, entre autres, la musique incarnait.
Dario a échappé aux pires traumatismes de la guerre d'indépendance. Par chance, le coin où il vivait n'étant pas en première ligne, et les missions de son groupe ont principalement consisté à surveiller le territoire proche, qu'il connaissait à la perfection. Il ne s'y est jamais rien passé de grave. Peut-être aussi qu'il a été épargné de missions plus périlleuses grâce à son culot juvénile : en effet, lorsque les agents de l'armée croate vinrent lui signifier qu'il était mobilisé, et qu'il fallait les suivre, Dario s'exécuta sans problèmes. Toutefois, sur le chemin vers le cantonnement le plus proche, il s'étonna auprès d'eux, dans un mélange de fausse candeur et d'ironie bien placée, que les fils de notables du coin, et notamment de ceux du parti HDZ au pouvoir, semblaient être exemptés de ce noble devoir patriotique, alors que le bas peuple ne paraissait pas bénéficier d'une telle dispense. Ce trait d'esprit critique fut-il identifié par ses supérieurs comme une absence d'exaltation patriotique et de motivation à mourir pour le pays ? Ceux-ci ont-ils donc préféré miser sur la connaissance que Dario avait du terrain ? On ne le saura jamais, mais cette petite marque d'indépendance d'esprit pose le personnage.
Après la guerre, Dario constate que dans le nouveau pays libre et indépendant, de nouveaux dogmes, politiques, religieux et économiques, ont remplacé les anciens, et qu'ils sont volontiers défendus de manière toute aussi intrusive et stupide que les précédents. D'ailleurs, sans surprise, ce sont parfois les mêmes personnes qui sont passées d'une idéologie à l'autre, et revendiquent leurs nouveaux crédos avec la même vigueur que ceux d'avant. Exerçant un métier de la fonction publique, il y déprime, ressentant l'impression de servir des intérêts inutiles, vides de sens, et qui le dépassent. Ce parcours le conforte dans sa progressive mise à distance du monde, ainsi que de ses congénères et de leurs petits ou grands arrangements avec l'existence. Avec sa compagne, elle aussi en rupture de ban, il se reconvertit dans un métier plus artisanal, et observe aujourd'hui la tragi-comédie humaine de loin, depuis sa baraque rudimentaire perchée en pleine nature, sur les hauteurs d'une bourgade balnéaire que le tourisme de masse transforme en fourmilière de juin à septembre. La mer est en contrebas et s'étale à l'horizon. Par temps clair, on distingue bien les différentes îles croates. A l'arrière de la maison se dresse la massive chaîne de montagnes du Biokovo, qui barre tout le littoral dalmate de sa métaphysique puissance minérale.
Dario continue occasionnellement d'écouter du rock serbe. Il n'a jamais cessé de le faire. Parce qu'il se fiche que quelqu'un soit serbe, bosniaque, français, allemand, ou, que sais-je encore, Herzégovinien ou Zagrébois (deux populations honnies et accusées de tous les maux en Dalmatie). Dans sa vision du monde, l'humanité se divise entre bonnes et mauvaises personnes, indifféremment de la nationalité et autres assignations du même genre. Et pour la musique, c'est pareil, il y a la bonne et la mauvaise musique.
Comme bon nombre de Croates de sa génération, Dario est fan de Bajaga i Instruktori, "Bajaga et les instructeurs", un groupe à mi-chemin entre pop et chansons, originaire de Belgrade et actif depuis les années 80 du siècle passé. La musique de Bajaga, Momčilo Bajagić à l'Etat civil (photo ci-dessus, en ouverture de post), et de ses musiciens (les "instructeurs"), n'est pas à mon goût un monument d'originalité ultime, mais elle s'écoute bien. De cette belle voix chaude et organique, dont sont dotés de nombreux locuteurs du serbo-croate, le chanteur y pose des textes poétiques, bien écrits, vecteurs d'imaginaires, et sur lesquels chacun peu projeter ses interprétations.
Avec Dario, j'ai appris à apprécier Bajaga, dont les chansons prennent une dimension particulière en voiture. Ainsi, par un matin d'automne où le soleil a succédé à la pluie, Dario m'invite à monter dans sa vieille bagnole, pour aller chercher des champignons dans le massif du Biokovo. Dario s'y entend en champignons, et il connaît les "spots" les plus confidentiels pour en dénicher, lesquels se trouvent à l'arrière de la montagne, là où on ne voit plus la mer, et où le paysage est formé de hauts plateaux où s'étalent quelques forêts.
Pour atteindre ces espaces, il faut parcourir la Biokovska cesta, la "route du Biokovo", une route qui serpente tout en haut de la chaîne. Pas sur les sommets, mais pas loin. D'un côté de la route, on voit la mer presque comme si on était en avion (sujets au vertige, s'abstenir!), et de l'autre côté, ce sont des rochers bruts, avec parfois une maigre végétation. La biokovska cesta est étroite. En cas de croisement, il existe ça et là de vagues extensions de la chaussée qui permettent de se ranger et de laisser passer l'autre véhicule, mais il faut parfois reculer de plusieurs dizaines de mètres pour atteindre cette précieuse zone de sécurité.
Dario, qui est né et a grandi ici, connaît bien-sûr le moindre de ces recoins pour se ranger, tout comme il connaît la moindre touffe de végétation qui pousse, ou le moindre filet d'eau qui s'écoule. Il est aussi un passionné d'histoire. Ainsi, j'apprends que la première mouture de la biokovska cesta a été construite par les Français, à l'époque où la Dalmatie était sous tutelle napoléonienne (les "Provinces Illyriennes"). L'empereur, dont la mégalomanie et les conquêtes restent objet de débats et de controverses, est bien vu en Dalmatie, m'explique Dario : en plus des infrastructures que son gouverneur, Marmont, a fait construire, désenclavant et modernisant la région (la rue Marmontova honore son souvenir à Split), le pouvoir français a également autorisé et encouragé l'usage des idiomes locaux, contribuant à l'émergence du croate moderne. Au détour d'un virage, Dario m'apprend qu'à cet endroit les partisans ont fusillé un groupe d'oustachis. Parce que le Biokovo, avec ses vallées difficiles d'accès, ses forêts, ses grottes, ses recoins, a constitué une base arrière de choix pour les partisans yougoslaves. On s'est copieusement battu, contre le fascisme ou pour lui, sans pitié ni quartiers, sur cette terre rocheuse, rêche et brute.
(c) TPortal.
Je raconte tout ça, d'abord parce que je pense que c'est intéressant à raconter, mais aussi pour poser le décor, l'univers, l'expérience sur laquelle vient se poser la musique de Bajaga. Parce que, alors que nous arpentons cette route et que Dario me dispense cette alternance de cours de botanique, géologie, zoologie et histoire, le CD dans l'auto-radio se met à diffuser "4 4 2, do Beograda" ("4 4 2, jusqu'à Belgrade"), une chanson de Bajaga qui parle justement, grosso modo, de taper la route.
(La traduction de la chanson figure en fin de post)
Nous nous arrêtons de parler, bien-sûr. La chanson fait le soundtrack de notre lente montée vers l'autre côté du Biokovo. Elle illustre et magnifie ce paysage spectaculaire entre mer et montagne. Sa lenteur, son rythme suspendu, sa pulsation douce sont aux antipodes de toutes les autres musiques estampillées "on the road again", type "born to be wild", où la route est une montée d'adrénaline, une course de vitesse, une équipée sauvage à moto. Mais le morceau n'en est pas moins hypnotique, comme peut l'être la conduite. Lorsque résonne le phonétiquement rythmique "Četiri četiri dva, do Beograda", Dario se met bien-sûr à fredonner doucement ce refrain, de sa belle voix chaude et organique, comme en sont dotés bon nombre de locuteurs du serbo-croate. C'est un rituel immuable qu'exige chaque diffusion du morceau, lors d'autres expéditions motorisées.
Ces chiffres, énoncés un par un, et non sous la forme d'une centaine, "quatre quatre deux" au lieu de "quatre cent quarante deux" (qui se dit "četiri sto četrdeset dva", prononcer "tchèt'ri sto tchèteurdèssètt'dva"), ont alimenté de nombreuses spéculations. Pour les uns, il s'agirait de la distance entre Belgrade et Skopje, pour d'autres, celle, approximative, entre Belgrade et Zagreb (en réalité plutôt 400 km). Bajaga a fini par confesser qu'il voulait un chiffre supérieur à 20 km, et que la sonorité des trois chiffres choisis, scandés dans le refrain et associés via une rime riche à Belgrade, étaient rythmiquement intéressants. On est d'accord, et le refrain fonctionne comme une formule rituelle, une incantation initiatique ou un code d'accès.
* * *
J'ignore si Dario avait prévu de prendre la route pour aller écouter "Bajaga et les instructeurs" le 22 août prochain, à Solin, dans la banlieue de Split, à environ une heure de voiture de sa maison. Les concerts, la foule, la fête, tout ça, je ne suis pas sûr que ce soit encore trop son truc, lui qui cultive sa vie en retrait de l'agitation du monde. Mais dans tous les cas, il devait être content de savoir que son idole était programmée au festival Kawa, une animation d'été de la commune de Solin. Et d'autres Croates du coin se réjouissaient également.
La question d'y aller ou non ne se pose hélas plus, et ce pour une très mauvaise raison : la ville de Solin a en effet annulé le concert du rocker serbe, pour un motif "technico-sécuritaire" (sic), suite aux protestations agressives d'une association d'anciens combattants de la guerre d'indépendance. Que reprochent ces vétérans à un chanteur aux ritournelles peu politisées voire inoffensives ? D'après eux, il aurait pendant la guerre serbo-croate joué à Knin, capitale de l'autoproclamée République Serbe de Krajina, ce micro-état non reconnu, créé par les Serbes de l'arrière pays dalmate opposés à l'indépendance de la Croatie. On ignore où ces anciens combattants ont trouvé cette information... Sur le web, prétendent-ils, gage de vérité objective, comme on le sait ! En réalité, il s'agit d'un fake absolu, et par ailleurs, Bajaga était résolument opposé au nationalisme serbe et à la guerre. Il a d'ailleurs participé à des concerts du mouvement anti-guerre serbe, et a écrit des chansons très fortes sur la tragédie humaine que constituait ce conflit armé.
(Traduction en fin de post)
A côté de Solin, d'autres municipalités ont annulé des concerts de Bajaga cet été, comme Sisak, dont la mairie vient d'être reprise par le parti HDZ lors des récentes municipales. Seule Pula, en Istrie, ville et région réputées plus progressistes que le reste de la Croatie, a maintenu le concert de l'artiste. Celui-ci s'est tenu ce week-end sans problèmes, malgré les pressions et intimidations subies par les organisateurs, qui ont courageusement décidé de tenir bon, et de signaler chaque menace reçue à la police.
Comme on le voit, la ferveur est au rendez-vous et l'amour du groupe s'est transmis aux nouvelles générations.
Notons aussi que le rocker croato-serbo-monténégrin Rambo Amadeus, qui devait partager l'affiche du festival avec Bajaga à Solin, a immédiatement décidé d'annuler sa participation, par solidarité : "Si Bajaga est indésirable, alors je le suis aussi" a-t-il simplement déclaré. Chapeau et respect !
Ce n'est pas la première fois que les tournées de Bajaga posent problème en Croatie, malgré le fait qu'il y possède de nombreux fans, et que par ailleurs, il soit né à Bjelovar en Slavonie, et possède la double nationalité serbe et croate. Quasiment chacune de ses apparitions a suscité polémiques ou incidents. En juillet 2017, la police de Split empêche in extremis un véritable attentat que préparaient 200 membres d'une Torcida (groupe de supporters du club de football Hajduk Split, dont bon nombre sont d'extrême-droite): grenades lacrymogènes, fusées d'alertes, pétards et feux de bengales devaient être jetés au milieu du public, alors que le concert devait se dérouler dans le parc de Marijan. Les fauteurs de troubles, qui avaient un peu trop fait leurs malins sur les réseaux sociaux, ont été heureusement identifiés et appréhendés à temps. Mais en 2003, toujours à Split, Bajaga et son public n'avaient pas eu cette chance : deux grenades lacrymogènes furent jetés en plein concert.
Lorsque la Croatie a pris son indépendance et que la guerre a éclaté, il y a eu un rejet du rock serbe dans le pays. Plus question d'en diffuser à la radio, ni dans les clubs de rock, ni nulle part. Par ailleurs, il fallait soutenir l'indépendance et la guerre, ce qui passait par bon nombre de chansons, concerts, et compilations d'artistes croates. On y trouvera tout un éventail d'oeuvres, des chansons pacifistes sincères en forme d'appel au monde, comme la "Molitva za mir" ("prière pour la paix", paroles en anglais ici) du groupe de dance/rap Electro Team, et des compositions un peu plus flippantes dans le propos, comme celle des anciens punks de Psihomodo Pop qui scandent "Notre horizon est le front", dans "la Croatie doit vaincre" ("Hrvatska mora pobijediti"). Des années plus tard, le chanteur Davor Gobac a clarifié l'écriture de cette chanson, expliquant qu'elle n'exprimait aucune haine ni idée fasciste, mais que face au choc de la guerre, et en particulier de la mort d'un ami proche, tué dès les premières escarmouches, les musiciens ont voulu agir et soutenir les troupes sur le terrain. Ce qui est entendable.
Dans ce climat où la scène croate s'engage dans la guerre émerge un certain Thompson, qui lui ancre sans ambiguïté la défense de la patrie dans les eaux très brunes du néo-oustachisme, avec le succès que l'on sait. La droitisation du "rock en guerre" va à peu près de paire avec la droitisation du HDZ, le parti de l'indépendance au pouvoir, qui se débarrasse de son aile gauche et de ses éléments les plus modérés, pour privilégier les "faucons" les plus radicaux (c'était au départ un parti d'union nationale fédérant diverses sensibilités, y compris d'anciens communistes réformistes convertis à l'idée de l'indépendance).
Le rejet du rock serbe à cette époque peut bien-sûr se comprendre dans le contexte de la guerre, et de l'agression violente subie par la Croatie, avec en plus toutes les exactions et crimes que l'on connaît. Cependant, et comme le raconte très bien le regretté journaliste et musicien Ante Perković (décédé en 2017) dans son ouvrage "Sedma Republika", les Croates qui, comme mon ami Dario, s'efforçaient de ne pas mélanger politique et culture, bons serbes et mauvais serbes, bonne et mauvaise musique, et qui donc continuaient d'écouter des artistes serbes, devaient le faire entre quatre murs, en cachette, seuls ou avec une audience bien choisie, le tout à bas volume. Dans ce livre, "La septième République" (non traduit en français), Ante Perković décrit, vue de Croatie, cette communauté informelle et libre qui était celle du rock yougoslave dans les années 80, que l'on parle des groupes comme de leur fans. A côté des six républiques fédérées (Croatie, Serbie, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro et Macédoine), cette septième république, mentale et culturelle, se fichait des idéologies, des territoires, et des appartenances nationales. Son ciment était le rock et sa mythologie rebelle et existentialiste.
J'ignore si le rock croate a été boycotté en Serbie à la même époque, et de la même façon, et ne puis ici que me baser sur des observations personnelles. Si les rockers croates ont disparu des médias officiels, il me semblerait qu'il n'y ait pas eu un rejet aussi catégorique que celui des artistes serbes en Croatie. Cela peut s'expliquer par le fait qu'une partie de la jeunesse et de la scène rock serbes étaient opposés à la guerre, et à priori dépourvus d'animosité envers les Croates. D'autre part, la Serbie n'était pas attaquée sur son territoire, et d'ailleurs officiellement pas en guerre, contrairement à la Croatie, qui a dû se défendre, et faire preuve, au moins pour un temps, d'union sacrée, ce qui rendait inaudibles les voix modérées ou faisant la part des choses.
La situation de rejet s'assouplit peu à peu après les différents conflits. Je situerais au début/milieu des années 2000 cette reprise progressive d'une circulation de la musique de part et d'autre des nouvelles frontières nationales. Politiquement, Milošević est tombé en Serbie et la Croatie connaît une parenthèse gouvernementale de centre-gauche (après plus de dix ans de HDZ au pouvoir). Les anciens belligérants ont peu à peu normalisé leurs frontières et leurs relations. Les Serbes commencent doucement à revenir en vacances sur la côte croate. Une partie de la génération qui a connu la Yougoslavie succombe aux charmes de la Yougonostalgie, qui idéalise la vie dans l'ancien Etat commun, et où le rock et la variété d'antan rappellent des temps heureux et insouciants. Quant à la jeunesse, elle se partage en deux catégories. Il y a celle qui écoute de la daube venue des anciens ennemis, dans un mélange d'exotisation cheap et de goût du fruit défendu : c'est le début du succès de Ceca, la veuve du criminel de guerre serbe Arkan, chez les jeunes Croates et Bosniaques. L'autre catégorie, plus alternative, retrouve un miroir de son mal-être et de ses indignations dans ceux qu'expriment des groupes venus "de l'autre côté" : c'est par exemple ce qui explique le succès des Bosniens de Dubioza Kolektiv auprès des jeunes Serbes.
Enfin, il y a aussi des raisons économiques à cette embellie : les marchés musicaux dans les nouveaux petits Etats nés de l'éclatement de la Yougoslavie sont économiquement restreints. Il était donc naturel de renouer avec le marché plus vaste des pays de l'ancienne fédération, la langue commune facilitant également l'export.
Bref, tout semble aller pour le mieux.
Ca et là, pourtant, des incidents plus ou moins graves viennent rappeler que la libre circulation interyougoslave du rock ne coule pas de source : ainsi, en 2005, Dubioza Kolektiv se prend insultes et jets de bouteille au festival serbe Exit, après avoir diffusé un sample mettant en cause les responsabilités serbes dans la guerre en Bosnie-Herzégovine. L'incident génère une véritable fuite des spectateurs bosniaques du festival, à la fois dégoûtés et inquiets pour leur sécurité. La même année, le chanteur croate Darko Rundek est tabassé à Belgrade par des inconnus après son concert à la Beerfest. La sécurité avait déjà dû intervenir pour calmer des provocateurs durant le spectacle. Les agresseurs ne seront jamais retrouvés. Notons au passage que ses compatriotes de Psihomodo Pop, ceux qui chantaient que "la Croatie [devait] vaincre", ont échappé à ce genre de "corrections" lors de leur passage au même festival belgradois, en 2016. Bien-sûr, je ne dis pas qu'ils auraient mérité un passage à tabac ! Je m'étonne juste des cibles des petites frappes locales, Rundek n'ayant jamais exprimé d'appel à la guerre ou quelque chose de ce genre.
Sur les écrans, le drapeau yougoslave.
(c) Youtube.
En 2024, le groupe bosnien mythique Bijelo Dugme, ultra populaire à l'époque dans toute la Yougoslavie, se produit à Split. A un moment du concert, il chante son hit "Pljuni i zapevaj, moja Jugoslavijo !" ("Crache et commence à chanter, Ô ma Yougoslavie ! ", traduction en anglais ici), un morceau pro-unité de 1986, inquiet face aux fissures qui lézardent peu à peu le pays. Le drapeau yougoslave s'affiche alors sur les écrans en fond de scène. Une partie du public siffle et hue copieusement le groupe, alors qu'une autre se tait, et que quelques uns applaudissent. Ambiance. Le lendemain, le scandale envahit la presse, la classe politique, sur fond de protestations courroucées d'associations d'anciens combattants (déjà eux !)... Et puis donc, il y a toutes les pressions, provocations et incidents, en Croatie, chaque fois que Bajaga y est en tournée.
* * *
Pourquoi tant de haine, encore une fois envers un artiste peu politisé, non nationaliste, opposé à la guerre, et comptant un public fidèle en Croatie ? Poser cette question en ces termes, c'est peut-être justement y répondre. Ce qui semble déranger tous ces grands patriotes croates, des vétérans aux supporters, c'est justement que certains de leurs compatriotes puissent aimer un artiste serbe, et que ces gens sont donc des traîtres, à qui il faut interdire de communier dans leur traîtrise avec leur idole.
Mais ce qui dérange aussi, et peut-être encore plus que le premier point, c'est que justement, Bajaga est opposé à la guerre, et qu'il l'a chanté dans des chansons. Je veux dire par là que Bajaga est pacifiste, que la guerre, pour lui, peu importe laquelle, est une tragédie, une horreur, et qu'il faut tout faire pour s'en prémunir. Or, et je l'avais expliqué dans mon récent post sur le concert de Thompson à Zagreb, pour la nébuleuse national-fasciste croate, la guerre d'indépendance est l'objet d'un fétichisme qui ne supporte aucune discussion ni critique. La guerre, pour cette nébuleuse, est un processus positif, bénéfique, puisqu'il a permis la réalisation du grand rêve national croate multiséculaire. Et cette guerre, bien-sûr, doit se poursuivre, même en temps de paix, contre tous les impurs qui compromettent encore la finalisation de ce rêve national : les croates non nationalistes ou de gauches, les athées ou agnostiques, les Serbes, les gays et les trans, les femmes non soumises, les franc-maçons, les immigrés, et la liste est encore longue...
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard que ce sont ici des anciens combattants qui sont montés au créneau pour interdire le concert de Bajaga à Solin.
A ce sujet, tout comme il existe des bonnes et des mauvaises personnes, ou de la bonne et de la mauvaise musique, il existe des bons anciens combattants et des mauvais anciens combattants. Apprenons à les distinguer !
Les premiers, on ne les entend presque jamais, les seconds, on les entend quasiment tout le temps ! Pourquoi n'entend-t-on presque jamais les bons anciens combattants ? Parce qu'ils consacrent une part importante de leur temps à aider leurs anciens frères d'armes financièrement ou psychologiquement : ceux qui, invalides, ne peuvent pas travailler et ne s'en sortent pas avec leurs pensions, ou ceux qui ne se sont jamais remis de ce qu'ils ont vu et fait pendant la guerre, et souffrent de troubles psychiques divers.
Pendant ce temps là, les mauvais anciens combattants vivent souvent de certains avantages que leur offre leur statut, ainsi que certaines allégeances politiques bien choisies (envers le très clientéliste HDZ). Ils passent leur temps à vociférer dès qu'on veut toucher à un millimètre de leurs privilèges, alors que des réformes du statut d'ancien combattant permettraient de mieux répartir les aides, et de faire en sorte qu'elles profitent davantage à ceux qui en ont vraiment besoin.
Les bons anciens combattants ne passent pas leur temps à parler de la guerre et à la vénérer : si aucun ne regrette d'avoir combattu pour défendre le pays, la plupart pense que c'est du passé, qu'il faut tourner la page, mais aussi que la guerre c'est quand même pas "joli joli", et que la paix, c'est quand même beaucoup mieux, y compris la paix et la réconciliation avec les anciens ennemis. Pour les mauvais anciens combattants, on l'a déjà dit, la guerre est un acte fondateur de l'Etat, l'accomplissement suprême de l'identité nationale. Elle est à ce titre sacrée, et elle doit se poursuivre à l'infini, même en temps de paix, sans page qu'on tourne ni réconciliation.
Les bons anciens combattants vivent leur vie dans la modestie et la discrétion. Ils sont habillés comme monsieur tout le monde ou dans le style qui leur convient. Les mauvais anciens combattants passent leur temps à s'agiter, à parler fort, à rouler des mécaniques, et à chanter des vieilles rengaines du début des années 40. Ils portent quotidiennement des tee-shirts, au mieux avec le nom de leur bataillon, au pire et le plus souvent avec tout le folklore néo-oustachiste dont je parlais dans mon post sur Thompson.
Il y a aussi, parmi les mauvais anciens combattants, des gens qui, en fait, n'ont pas combattu durant la guerre d'indépendance, ou très peu, ou qui ont été affectés dans des planques, à l'abri des combats, sans oublier ceux qui sont allés se mettre au chaud à l'étranger. Je ne parle pas de gens comme Dario, qui ont eu de la chance (et Dario n'a jamais réclamé de statut d'ancien combattant), mais plutôt des gens qui avaient des passes-droits ou se sont bien débrouillés. Pourtant, une partie d'entre eux est inscrite dans les registres d'anciens combattants. Des registres où les listes, encore aujourd'hui, n'ont de cesse d'augmenter. Car, comme vous l'avez compris, avoir le statut d'ancien combattant permet de bénéficier de certains droits et avantages (ex : réductions d'impôts, priorité d'accès au logement et aux études supérieures, actions gratuites d'entreprises, etc.). Les bons anciens combattants, eux, ont tous vraiment combattu sur des vrais champs de bataille, et ils sont tout à fait favorables à ce que le ménage soit fait dans les registres, afin que les aides ne bénéficient qu'à ceux qui ont vraiment fait la guerre, et à ceux qui ont le plus besoin d'un soutien.
Enfin, différence de taille, les bons anciens combattants sont partis se battre à l'époque, pas par haine des Serbes ou de la Yougoslavie, mais parce qu'ils ne voulaient pas vivre dans un Etat dominé par la Serbie de Milošević, dont ils craignaient avec raison le nationalisme et l'autoritarisme. Ces combattants là sont partis se battre parce qu'ils pensaient que la Croatie indépendante serait un pays meilleur que celui qu'ils quittaient, un vrai Etat de droit, une vraie démocratie pluraliste et ouverte. En aucun cas, ces combattants ne se sont battus pour que l'on puisse opprimer les minorités, hurler "Za dom spremni", dire que Jasenovac était un camp de vacances où les moniteurs ont un peu merdé, laisser à l'Eglise le droit de se mêler de tout et de rien, ou encore décider quels musiciens ont le droit de se produire en Croatie... Inutile à ce stade de vous dire quelles étaient les intentions de ceux qui sont devenus de mauvais anciens combattants, et qui, d'ailleurs, prétendent incarner les vrais, seuls et uniques anciens combattants, et cherchent à monopoliser le discours sur la guerre et sur leurs droits.
pour le 27e anniversaire de la fondation de leur bataillon nommé Rafael Vitez Boban.
A votre avis, bons ou mauvais anciens combattants ?
(c) Balkan Insight - Sven Milekić
Ces gens-là n'en sont pas à leur premier essai. Ils étaient présents en nombres lors du récent concert de Thompson, qui n'a été qu'une démonstration de force de plus pour rappeler à la Croatie progressiste qu'elle est priée de faire profil bas. Ce sont eux aussi qui donnent à de nombreuses commémorations un parfum d'intolérance, d'agressivité, et de morbidité, loin de la dignité et du recueillement qu'elles devraient requérir. Enfin, on les a déjà vu à l'oeuvre entre 2014 et 2016, lorsque, sous prétexte de défendre leurs droits mis en cause par le gouvernement de centre-gauche qui voulait justement faire le ménage dans les registres et "moraliser" le statut de vétéran, ils ont semé la terreur dans Zagreb. Squattant devant leur ministère, rue Savska, ils ont fomenté toutes sortes d'incidents et se sont livrés à de graves provocations, qui ont failli dégénérer en affrontements, voire en micro guerre civile. Cette fronde, dont les bons anciens combattants s'étaient rapidement distancés (CQFD), a quand même réussi au final à faire tomber le gouvernement SDP, qui a cédé la place à l'incontournable HDZ. C'est dire le pouvoir de nuisance de ces sinistres individus.
A noter que "branitelj", que j'ai traduit par "combattant" (qui se dit "borac"), signifie en réalité "défenseur". C'est le terme officiel en Croatie pour désigner les anciens combattants, afin de valoriser le caractère défensif, et donc juste, de la guerre.
Bref, on est face à une cinquième colonne, pilotée très directement par le HDZ et ses satellites de l'extrême droite croate et de l'Eglise catholique (la plus fondamentaliste d'Europe Occidentale, même ses consoeurs polonaises ou irlandaises sont plus ouvertes et modernes, c'est dire !). Cette cinquième colonne est là pour entretenir en permanence la tension, menacer et insulter, au point que tout ce qui se dit ou se fait en Croatie, est peu ou prou soumis à son approbation. C'est une sorte de coup d'Etat en sourdine, latent et rampant, qui empêche non seulement toute évolution du pays dans une direction plus ouverte et progressiste, mais qui empêche aussi que l'on questionne les vrais problèmes auquel celui-ci est confronté. Car pendant que l'on fétichise la guerre d'indépendance, Dieu et la nation croate, pendant que l'on s'indigne d'un drapeau yougoslave ou de concerts de rockers serbes, on ne débat pas de la corruption, de la pauvreté, des ravages du tourisme de masse, de la fuite des jeunes et des gens éduqués (qui partent d'abord pour raisons économiques, mais aussi parce qu'il étouffent dans ce climat), et de la souveraineté très relative du pays dont l'économie, hors tourisme, appartient à de grands groupes étrangers....
Il serait peut-être temps que l'Union Européenne se penche sur ce qui se passe dans cet Etat membre aux turbulences brunes très inquiétantes, et vienne lui rappeler quelques fondamentaux. Le fera-t-elle ? Difficile de ne pas contenir un rire nerveux face à cette question, quand on voit l'énergie avec laquelle l'UE cherche à calmer les ardeurs d'Aleksandar Vučić, de Benjamin Netanyahou, et de Donald Trump... A défaut d'UE, les organisations dédiées aux droits de l'homme devraient peut-être réouvrir leurs radars sur la Croatie.
Certes, on peut encore écouter Bajaga dans sa voiture, mais plus on laisse le champ libre aux mauvaises forces qui s'agitent dans le pays, plus elles risquent un jour de se mêler aussi de ce que l'on fait, dit et écoute entre ses quatre murs, et je ne parle pas ici que de musique...
* * *
Paroles :
Je suis ta trace
Ce fatalisme existentiel, entre résignation et sursaut, pessimisme et insouciance, est très présent dans l'inconscient collectif serbe, et plus globalement balkanique, où l'on a volontiers le sentiment que le destin est scellé, décidé par d'autres "forces" (historiquement, ce n'est pas faux). L'introduction suggère peut-être l'envie de casser ce destin, de le tuer, destin que l'on aime ("mon cher") et que l'on déteste en même temps.
La suite du texte suggère pourtant que la vie suivra son cycle, entre rupture et continuité, sans dire finalement laquelle des deux l'emportera...
Paroles :
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Bajaga i Instruktori "Gde si ?"/"Où es-tu ?".
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