Source : réseaux sociaux.
C'est un aspect à ce jour insuffisamment abordé, à mon sens, quand on parle du mouvement social serbe en cours, et ce y compris en Serbie : la forte présence dans celui-ci, et de manière très impliquée, des femmes. De tous âges, de tous profils, métiers et milieux sociaux, de toutes opinions, croyances, philosophies, elles sont là, depuis les premiers jours, et souvent en premières lignes. Le cortège de tête des manifs serbes, ce sont souvent elles qui le forment.
"Tous aux blocages [des universités]"
Photo (c) Libela
Ce sont elles aussi qui font front face aux forces de l'ordre, n'hésitant pas à alpaguer les gendarmes, à leur tenir tête, à "aller au contact" si besoin ! Ce sont elles encore qui interviennent, souvent dans la confusion de la répression, au milieu des gaz lacrymogènes, des tirs de fusées d'artifice et des coups de matraques, pour essayer d'empêcher des captures de manifestants, en particulier, mais pas uniquement, quand les manifestants sont jeunes, voire mineurs.
(c) capture d'une vidéo de Studenti u blokadi
Photo (c) Aleksandar Savanović - agence Anadolu
Les policiers, ou les caci (surnom des voyous à la solde du régime), sont parfois décontenancés par le courage, la vigueur, et l'audace de ces femmes, qui les engueulent ou leur tiennent tête comme une mère refuse fermement de céder au caprice de son enfant, ou va le gronder sévèrement après une grosse bêtise. L'analogie maternelle n'est pas complètement hors de propos dans ce genre de situations : dans le codex masculin serbe, la femme est supposée être soumise, mais la mère est un objet de respect. Tiraillés entre leur complexe de supériorité machiste et ce sentiment inconscient et soudain d'être face à leur mère, flics ou hooligans ne savent pas toujours comment réagir.
Je ne me lasse pas de cette vidéo : deux femmes (à priori députées du parti de centre droit "Mouvement Populaire de Serbie") déchirent une pancarte pro-régime à l'entrée du "Caciland", ce camp improvisé en plein centre-ville, où se sont regroupés les ćaci et qui leur sert de base arrière pour leurs mauvais coups.
Absolument pas effrayées, et même amusées, elles tiennent tête aux ćaci puis à la police avec détermination. On voit aussi des jeunes hommes venir les soutenir, en sautant et en criant "qui ne saute pas est un ćaci !" (un slogan et un rituel des manifestants).
Malheureusement, tous les policiers et supporters du régime n'ont pas cette hésitation, ou reviennent vite, passé l'instant de sidération, à la force brutale constitutive de leur vision du monde, de l'ordre et de la femme.
Photo (c) Gavrilo Andrić
Les femmes ne sont donc pas épargnées par la violence, au contraire. De nombreuses images de femmes frappées, violentées, maltraitées, humiliées parfois aussi, ou encore des scènes d'arrestations musclées, font le tour des réseaux sociaux et des médias favorables à l'opposition. Les femmes ont aussi droit aux remarques sexistes, aux insultes, sans oublier les menaces de viol, telles que vient de le vivre de manière fortement traumatisante une jeune étudiante, Nikolina Sinđelić. Arrêtée avec un ami lors de la manifestation du 15 août, devant le siège du gouvernement serbe, elle est emmenée dans le garage du bâtiment. Là, un haut gradé de la police serbe, Marko Kričak, la pousse à terre, la gifle, la frappe, frappe sa tête contre le sol, et lui dit qu'il va la violer. Kričak n'aurait pas apprécié que la jeune femme conteste son arrestation et ait tenu tête aux policiers avec véhémence. Par miracle, au final, il n'y a pas eu de passage à l'acte, et les deux étudiants ont fini par être libérés. Mais le témoignage de Nikolina Sinđelić dans les médias proche de l'opposition a suscité traumatisme, colère et indignation de la population, et en particulier des femmes, au point qu'une manifestation de soutien spécifique lui a été dédiée le 19 août, sous le motto "Nous sommes toutes Nikolina Sinđelić". Entre temps, on a appris que Kričak s'est illustré dans d'autres violences envers des manifestants. Il faut préciser ici que son nom et son visage sont connus, l'homme, très haut placé dans la hiérarchie de la police et en charge de la protection des personnalités, passe souvent dans les médias. Sa photo circule désormais sur les réseaux sociaux, afin que chacune et chacun puisse bien l'identifier.
Image presque surréaliste d'une femme, qui ne semble pas vraiment issue d'un "Black Block" ou de la mouvance "autonome", tenant le célèbre acronyme ACAB (All Cops Are Bastards). A gauche, la pancarte dit "dissoudre l'unité de Marko Kričak pour cause de maltraitance des femmes".
Photo (c) Mašina.
La conductrice qui l'a reversée a été amnistiée par le président Aleksandar Vučić !
Les femmes ont aussi été nombreuses à participer aux deux actions sportives visant à sensibiliser les populations et les institutions européennes, que ce soit lors de la traversée de l'Europe à vélo jusqu'à Strasbourg, ou le marathon jusqu'à Bruxelles. Là encore, loin du cliché que ce sont les hommes qui auraient été physiquement les plus à même de réaliser ce défi sportif.
Photo (c) Capture d'écran N1.
Dans les plénums étudiants et dans les zborovi (assemblées populaires), l'horizontalité et l'autogestion des débats ont permis aux femmes de prendre part aux discussions de façon égale et équitable. Pour le dire autrement, elles ont pu éviter que les hommes conservent non seulement le monopole de l'organisation et de la parole (un grand classique!), mais elles ont pu aussi battre en brèche la tendance de ces messieurs à estimer que c'est à eux que revient naturellement le droit de prendre le leadership (un autre grand classique!).
A l'arrière des trois jeunes femmes, on déchiffre les mots : "combat pour la liberté. Contre le racisme, le sexisme, et le capitalisme [probablement, car ce mot est en parti caché]".
Sans leur attribuer toute la maternité de l'identité du mouvement de luttes, je pense que les femmes ont aussi contribué à la ligne non-violente de celui-ci, et qu'elles en sont en partie les garantes. Ce sont elles qui viennent, si besoin, calmer les têtes brûlées parmi les manifestants, ou, comme on l'a déjà dit, tentent de calmer et de contenir la répression policière.
Avant de terminer, il n'est pas inutile de décrypter cette participation forte et active des femmes, dans son pourquoi, et dans ce qu'elle dit du pays.
D'abord, il faut préciser que les femmes ont déjà été fortement présentes dans d'autres luttes par le passé, notamment contre Slobodan Milošević. Souvenons-nous des Femmes en Noir, ONG pacifiste et de défense des droits humains fondée en 1991 ! Conscience et dignité de la Serbie dans ses années les plus sombre, l'association est toujours active aujourd'hui. Pensons aussi à ces mères de jeunes appelés envoyés sans entraînement combattre en Croatie, qui ont manifesté devant le Ministère de la Défense pour le retour de leurs fils, souvent dans une relative indifférence, voire de l'hostilité.
Déjà à l'époque, la jeunesse et le monde étudiant étaient très engagés dans la résistance contre le pouvoir en place. Précisément, de nombreuses femmes mobilisées aujourd'hui l'étaient déjà à l'époque, alors qu'elles étaient lycéennes, étudiantes ou en train d'entrer dans la vie active. L'échec de la lutte contre Milošević, puis contre ses successeurs guère meilleurs que lui, a provoqué une sorte de culpabilité plus ou moins inconsciente, qui vient alimenter la révolte actuelle. Quand on entend des femmes témoigner en interviews aujourd'hui, c'est un peu toujours la même phrase qui reviens sous une forme ou sous une autre : "nous n'avons pas réussi à changer ce pays, à donner à nos enfants un pays meilleur que celui que nous avons déjà combattu à l'époque. C'est notre devoir d'être à leurs côtés aujourd'hui !".
Par rapport aux précédentes luttes qui ont marqué la société serbe depuis le début des années 90, je pense que c'est aujourd'hui que la participation des femmes est la plus massive, la plus diverse (en termes de profils sociaux et de générations), et la plus consensuelle. A l'époque de Milošević, par exemple, il y avait de forts conflits générationnels entre les étudiants et leurs parents et grand-parents. On sortait du régime de parti unique, les tensions liées à la guerre étaient constantes. Par conformisme, confusions idéologiques, peur de l'inconnu et du désordre, et parfois par lâcheté, l'ancienne génération vota massivement pour le SPS (le parti de Milošević, aujourd'hui en coalition avec le SNS au gouvernement) puis se montra globalement peu empressée à combattre le nouveau pouvoir. A l'opposé de ses filles et fils, plus nombreux à sentir dès le départ que Milošević n'apporterait rien de bon. Il y a eu bien-sûr de nombreuses exceptions, mais c'était beaucoup moins fort qu'aujourd'hui, où les parents ont massivement rejoint leurs enfants dans la lutte, et même les grands parents.
C'est d'ailleurs l'une des grandes défaites d'Aleksandar Vučić que de s'être aliéné les retraités, qui lui étaient traditionnellement acquis, et dont il cultivait le soutien par quelques "cadeaux", comme des revalorisations (au demeurant très symboliques) des pensions.
Auteur/-trice de la photo inconnu/e.
Source : réseaux sociaux.
J'essaye ci-dessous de rendre le rythme poétique du texte, tellement chou (et c'est le cas de le dire), que cette brave dame a fait l'effort d'écrire.
(**) Emissions de téléréalité.
(***) Délicieuse spécialité de chou farci à la viande et accompagnée de lard. La meilleure sarma est bien-sûr celle de la grand-mère !
Il y aussi ses mères qui ont peur pour leurs fils, alors que le gouvernement multiplie les provocations au Kosovo, avec moults menaces d'interventions militaires. Presque plus aucune mère ne veut que son fils ne soit mobilisé dans une guerre. Le national-bellicisme des années 90 ne fait plus recette : de nombreuses familles ont perdu un fils, un père, un frère, dans les guerres, dont aujourd'hui presque tout le monde est d'accord pour dire qu'elles ont été insensées, stupides, et de surcroît des échecs. Les mères ont aussi peur pour leurs filles, dans une société où la culture du viol se porte bien, et où le harcèlement sexuel et autre droit de cuissage se pratiquent volontiers. Enfin, même si le conservatisme reste fort en Serbie en matière de moeurs, des mères d'homosexuel/les, et même d'enfants trans, si elles ne comprennent pas toujours à 100% leurs enfants, s'inquiètent néanmoins pour eux et ne veulent pas qu'ils vivent dans une société où ils seront rejetés et violentés. C'est une évolution de taille.
Au delà de ces cas précis, les mères veulent aujourd'hui un pays sûr pour leurs enfants, un pays où ils pourront s'épanouir, sans violence, sans haine, sans dysfonctionnements. C'est aussi pour cette raison que l'on voit de nombreuses femmes intervenir lors d'arrestations et de passages à tabac : elles considèrent les victimes comme leurs propres enfants, et ne supportent plus les maltraitances qu'ils subissent.
Au delà de ce premier aspect, les femmes serbes savent très bien et de longue date où elles vivent, et quel est le climat dominant à leur égard. En Serbie, les femmes comprennent très jeunes qu'elles ont le choix, entre soit le profil bas, la soumission, le second plan, soit le combat, qui sera quotidien, pour se protéger, s'affirmer, exister tout simplement. C'est ce qui explique que bon nombre de femmes serbes (et plus globalement balkaniques, car cette problématique est régionale) ont l'air d'être fortes, combatives, qu'elles ont du répondant et qu'elles n'hésitent pas à aller à la confrontation si il le faut. C'est d'ailleurs ce qui fascine bon nombre d'hommes occidentaux, qui reviennent de Serbie avec cette impression que les femmes serbes ont "le sang chaud" et du "tempérament", non d'ailleurs sans une part d'exotisation et de fantasme (où ces femmes fortes constituent un bastion à conquérir, voire à soumettre). Et bien non, ce n'est pas ça, Messieurs ! Ce qui est à l'oeuvre est un mécanisme de résistance et de survie bien rôdé, qui permet de contrer toutes sortes d'attaques quotidiennes, des plus subtiles au plus directes, que les femmes ont à affronter.
Aleksandar Vučić se présente volontiers comme un président jeune, moderne et dynamique, et l'entretien de cette image passe aussi par une forme de faux-féminisme, où le président clame son amour des femmes et son admiration à leur égard. Récemment, dans un discours, il leur attribuait un attachement à l'Etat comme socle de la stabilité du pays. Une phrase révélatrice, qui dévoile que derrières les belles déclarations convenues et les compliments, Aleksandar Vučić n'a rien d'autre à proposer aux femmes que le status-quo. Car la "stabilité", jolie notion promettant équilibre et harmonie, n'autorise pas de grands mouvements. En réalité, le SNS est un parti fondamentalement conservateur, et il n'a rien à offrir aux femmes qu'un vague "respect" admiratif en échange de leur allégeance, leur soumission, voire pire, leur rôle inné de reproductrices et de garantes des valeurs familiales.
De nombreuses femmes d'aujourd'hui ont bien compris qu'elles avaient tout à perdre d'un status-quo socio-politique et institutionnel. Elles sont les premières victimes de tout ce qui ne va pas dans ce pays, de la corruption à l'autoritarisme, de la violence ambiante qui hante les rapports sociaux, au dysfonctionnement des institutions, à commencer par celles chargées de les protéger. Peu d'actions d'envergures et de mesures fortes ont par exemple été prises pour lutter contre les violences domestiques et les féminicides, qui touchent aussi la Serbie de façon inquiétante. Peu est fait contre l'alcoolisme, les addictions aux jeux, très présents chez les hommes, et qui sont bien-sûr vecteurs de violence. Enfin, les guerres des années 90 étant un tabou politique, puisqu'officiellement la Serbie n'a jamais été en guerre, de nombreux anciens combattants sont livrés à eux-mêmes ...et laissés à leur famille. Soignant souvent leurs traumatismes et non-dits dans la rancoeur et diverses toxicomanies, ils ont tendance à se "lâcher" sur leurs femmes. Plusieurs faits divers sordides de violence domestique ont été ces dernières années le fait d'anciens combattants.
Par ailleurs, les aides sociales sont minimes, et le système de santé est défaillant et à deux vitesses. C'est à dire que pour des soins importants (opération) ou une maladie grave, il vaut mieux emprunter de l'argent à quelqu'un pour aller se soigner dans une des nombreuses et coûteuses cliniques privées qui ont poussé un peu partout, que de se retrouver sur liste d'attente (de longue durée) dans l'hôpital public, qui est dans un état de déliquescence avancée.
C'est bien ce cocktail, longuement infusé, de résistance des femmes pour exister, et de conscience que le régime contribue à leur oppression, qui explose littéralement aujourd'hui, et qui s'exprime dans leur engagement tous azimuth et leur extraordinaire combativité. Avec cette révolte, les femmes semblent avoir trouvé leur "ici et maintenant", dont elles se sont emparées avec l'instinct qu'il n'y aura pas de deuxième chance !
Ce vaste mouvement, s'il ne se revendique pas ouvertement comme féministe, en porte indéniablement de nombreux attributs. Sa puissance subversive réside peut-être dans sa capacité à avoir fédéré, dans un constat et des objectifs communs, les traditionnalistes attachées à la famille, et la jeune génération au fait des questions de genre... Dans tous les cas, ce rôle des femmes dans la révolte serbe marque un changement profond, qui, j'en suis certain, laissera des traces dans la société, et participera de son évolution. Une évolution qui profitera à toutes ...et à tous.
C'est pour cette raison qu'il est urgent qu'ici en France, et ailleurs, on soutienne à voix haute cette lutte en Serbie, et qu'il serait temps, entre autres, que la gauche s'empare de cette cause !
Auteur/-trice inconnu/-e. Réseaux sociaux.
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