Comme bon nombre de Croates de sa génération, celle qui a dépassé la cinquantaine, mon pote Dalmate, qu'on appellera Dario, a grandi en écoutant du rock yougoslave, qu'il s'agisse de groupes croates, serbes, bosniens, voire slovènes.
Si Dario ne remet pas fondamentalement en cause le bien fondé de l'indépendance de son pays, il est aussi de ceux qui pensent que la Yougoslavie, sans avoir été parfaite, avait des vertus et des qualités, parmi lesquelles cette ouverture culturelle que, entre autres, la musique incarnait.
Dario a échappé aux pires traumatismes de la guerre d'indépendance. Par chance, le coin où il vivait n'étant pas en première ligne, et les missions de son groupe ont principalement consisté à surveiller le territoire proche, qu'il connaissait à la perfection. Il ne s'y est jamais rien passé de grave. Peut-être aussi qu'il a été épargné de missions plus périlleuses grâce à son culot juvénile : en effet, lorsque les agents de l'armée croate vinrent lui signifier qu'il était mobilisé, et qu'il fallait les suivre, Dario s'exécuta sans problèmes. Toutefois, sur le chemin vers le cantonnement le plus proche, il s'étonna auprès d'eux, dans un mélange de fausse candeur et d'ironie bien placée, que les fils de notables du coin, et notamment de ceux du parti HDZ au pouvoir, semblaient être exemptés de ce noble devoir patriotique, alors que le bas peuple ne paraissait pas bénéficier d'une telle dispense. Ce trait d'esprit critique fut-il identifié par ses supérieurs comme une absence d'exaltation patriotique et de motivation à mourir pour le pays ? Ceux-ci ont-ils donc préféré miser sur la connaissance que Dario avait du terrain ? On ne le saura jamais, mais cette petite marque d'indépendance d'esprit pose le personnage.
Après la guerre, Dario constate que dans le nouveau pays libre et indépendant, de nouveaux dogmes, politiques, religieux et économiques, ont remplacé les anciens, et qu'ils sont volontiers défendus de manière toute aussi intrusive et stupide que les précédents. D'ailleurs, sans surprise, ce sont parfois les mêmes personnes qui sont passées d'une idéologie à l'autre, et revendiquent leurs nouveaux crédos avec la même vigueur que ceux d'avant. Exerçant un métier de la fonction publique, il y déprime, ressentant l'impression de servir des intérêts inutiles, vides de sens, et qui le dépassent. Ce parcours le conforte dans sa progressive mise à distance du monde, ainsi que de ses congénères et de leurs petits ou grands arrangements avec l'existence. Avec sa compagne, elle aussi en rupture de ban, il se reconvertit dans un métier plus artisanal, et observe aujourd'hui la tragi-comédie humaine de loin, depuis sa baraque rudimentaire perchée en pleine nature, sur les hauteurs d'une bourgade balnéaire que le tourisme de masse transforme en fourmilière de juin à septembre. La mer est en contrebas et s'étale à l'horizon. Par temps clair, on distingue bien les différentes îles croates. A l'arrière de la maison se dresse la massive chaîne de montagnes du Biokovo, qui barre tout le littoral dalmate de sa métaphysique puissance minérale.
Dario continue occasionnellement d'écouter du rock serbe. Il n'a jamais cessé de le faire. Parce qu'il se fiche que quelqu'un soit serbe, bosniaque, français, allemand, ou, que sais-je encore, Herzégovinien ou Zagrébois (deux populations honnies et accusées de tous les maux en Dalmatie). Dans sa vision du monde, l'humanité se divise entre bonnes et mauvaises personnes, indifféremment de la nationalité et autres assignations du même genre. Et pour la musique, c'est pareil, il y a la bonne et la mauvaise musique.
Comme bon nombre de Croates de sa génération, Dario est fan de Bajaga i Instruktori, "Bajaga et les instructeurs", un groupe à mi-chemin entre pop et chansons, originaire de Belgrade et actif depuis les années 80 du siècle passé. La musique de Bajaga, Momčilo Bajagić à l'Etat civil (photo ci-dessus, en ouverture de post), et de ses musiciens (les "instructeurs"), n'est pas à mon goût un monument d'originalité ultime, mais elle s'écoute bien. De cette belle voix chaude et organique, dont sont dotés de nombreux locuteurs du serbo-croate, le chanteur y pose des textes poétiques, bien écrits, vecteurs d'imaginaires, et sur lesquels chacun peu projeter ses interprétations.